L'EXPRESSION "FAIRE TAIRE LES CRITIQUES"

Si vous me suivez depuis quelque temps déjà, vous devez déjà anticiper le ton de mon propos. En effet, j'ai toujours haï cette expression.

Elle tue toute réflexion sur un sujet donné et n'a donc pas sa place dans une analyse sportive, qui plus est journalistique. Pourtant, qui n'a jamais entendu cette expression débouler de la bouche d'experts, de commentateurs ou encore de la plume de journalistes ?

Une fois cette expression avancée, tous ceux qui ont osé critiquer le sportif en question sont censés se trouver muets. Ils avaient tort !

Or, une vérité à l'instant T n'est pas la même qu'à un autre moment. L'expression "faire taire les critiques" le nie et nie toute évolution que peut avoir un sportif dans sa carrière, positive ou négative. L'analyse, au coeur de ma façon de parler de la Formule 1, consiste en une constante réflexion et tient compte des changements et des évolutions.

Il s'agit donc bien d'une négation de l'analyse et même, osons l'affirmer, de l'esprit critique.

On pourrait alors s'interroger des raisons de l'utilisation d'une telle expression.

D'une part, elle est utilisée comme un lieu commun, soit par paresse de l'esprit soit car le temps médiatique ne permet pas une liberté d'analyse. En effet, l'urgence médiatique est un fléau, de même que la recherche de la bonne phrase qui fait mouche, du buzz. J'invite tous les acteurs médiatiques qui se reconnaissent dans mes mots à plaider en faveur d'un changement à ce niveau, de ne pas se rendre complices de la faiblesse intellectuelle médiatique ambiante.

J'ai la chance, via Analyse F1, de pouvoir vous faire profiter d'une indépendance (sur le fond et la forme) et d'une grande liberté d'expression, d'un propos que je veux et pense différent de ce que l'on voit ailleurs, alors je le fais.

D'autre part, l'utilisation de cette expression est également un choix délibéré. C'est court, ça va dans l'esprit du clash, de l'opposition avec d'autres personnes, ça convient bien à un titre, ça génère du clic. Certains médias peuvent également avoir un intérêt à monter sur un piédestal tel ou tel sportif, afin de vendre, de faire concurrence à d'autres médias pour faire concurrence. Parfois même, on atteint des sommets d'absurde quand une même personne aura affirmé tout et son contraire sur un même sportif, voguant au gré des vents favorables pour sa propre image.

On se détourne bien ici d'un travail ayant pour unique but de nous informer correctement et d'enrichir notre réflexion personnelle.

Afin de mieux comprendre, je vous propose une illustration concrète. Prenons le cas de Max Verstappen, pilote Red Bull. Avant même sa première course en F1, on nous l'a présenté comme un futur champion du monde, un prodige. Il a commis nombre d'erreurs depuis ses débuts chez Toro Rosso et, à chaque coup d'éclat, il a "fait taire les critiques", comme si tout le reste n'avait jamais existé.

Verstappen est un gros phénomène médiatique pour la F1. Ayant besoin d'un regain d'intérêt, le sport et les médias l'ont élevé au sommet, voyant en son caractère et son style de pilotage la poule aux œufs d'or. Concernant la F1 et ses propriétaires, ils continuent à le faire car les supporters néerlandais sont très nombreux à se déplacer pour voir Max piloter dans toute l'Europe et car le Grand Prix des Pays-Bas arrive très bientôt, en 2020. Concernant les médias, il devient compliqué de briser la bride quand on a martelé pendant des années à quel point Verstappen était génial. Certains y ont été contraints l'an dernier, les performances du néerlandais étant très décevantes dans la première partie de saison. Une certaine amnésie collective est ainsi venue dans le paysage médiatique.

C'est une amnésie assez malsaine car, de la même façon qu'ils se sont servis du jeune Verstappen à des fins mercantiles en le survendant, ils ont fait de même en le taillant.

C'est injuste envers ce pilote, de bout en bout. La malhonnêteté intellectuelle peut avoir des conséquences sur les sportifs qui sont des êtres humains.

L'année dernière, lors de la conférence de presse du Grand Prix du Canada, il a quelque peu craqué en disant qu'il pourrait avoir envie de frapper et de mettre un coup de boule à quelqu'un, en parlant d'un journaliste. Tout en étant contre toute forme de violence, on peut aisément comprendre sa réaction, quand ces mêmes journalistes l'ont encensé à longueur de temps pendant des années.

Concernant Verstappen, depuis le début j'ai eu une approche globale de réflexion. On peut être ou ne pas être d'accord avec mes analyses mais on peut au moins me reconnaître une honnêteté intellectuelle sur le sujet.

Tout en évoquant sa pointe de vitesse indiscutable, j'ai toujours été dubitatif, et ce dès le début, ne me laissant pas entraîner par le torrent médiatique fou. J'ai d'abord mis en cause son entrée prématurée en F1, ayant préféré qu'il polisse son talent dans une ou deux autres catégories de monoplace. Red Bull est aussi responsable de la situation car ils l'ont couvé à tout prix. Puis j'ai mis en avant ses nombreuses erreurs, son comportement dangereux en piste, son irrespect et son manque de maturité, bref tout ce qui a fait de lui un pilote irrégulier pendant des années. Entre-temps, lorsqu'il produisait une bonne performance, je l'ai souligné aussi mais sans jamais "faire taire les critiques" en m'aveuglant devant une ou plusieurs performances isolées de tout le reste. C'est évidemment tout un ensemble qu'il faut envisager. J'ai pu être rude, peut-être davantage qu'avec d'autres pilotes mais c'était en proportion de l'attente suscitée et de tout le bruit fait autour de lui... et car, personnellement, j'ai envie de voir des pilotes rapides briller, de voir du beau pilotage, de l'intelligence de course. Quand la passion se combine à la raison.

De la même façon, cela fait maintenant bientôt un an qu'il délivre des performances de haute volée, de façon régulière et sans accident, à la quasi unique exception du Grand Prix du Brésil 2018, qu'il perd par manque de recul (quoi qu'on pense du comportement en piste d'Ocon à ce moment). Le Grand Prix de Monaco, auquel nous venons d'assister, est une illustration flagrante de son évolution : avant il aurait montré son impatience extrême derrière Hamilton, comme il l'avait fait avec Grosjean en 2015 et qui avait causé un accident à Sainte Dévote. Cette année, il a attendu le bon moment, a préparé sa tentative durant de nombreux tours, quasiment toute la course ; il savait bien que devant lui, le quintuple champion du monde userait de tous les stratagèmes pour rester devant. Il devait tenter à un moment, lui ne jouant pas le championnat et voulant cette victoire. Ça n'a pas fonctionné mais ce n'était pas kamikaze non plus, c'était mûrement réfléchi. J'ai aimé voir ça de lui. Pourvu qu'il continue sur cette lancée et qu'il ne retombe plus dans ses travers.

Vous pouvez ainsi constater la différence de cohérence entre les deux façons d'opérer la critique de ce pilote, bien que résumée pour ma part ici (écouter mes anciens podcasts pour ce qui date d'au moins un an).

Désormais, la prochaine fois que vous verrez, lirez ou entendrez "faire taire les critiques", vous aurez les armes pour appréhender ces propos, si ce n'était pas déjà le cas.